Une enfance difficile (pages 24 et 25)
Pauline - Mon père, comme ma mère, sortait d'une famille
aisée. Il était fils d'architecte ; après la guerre
de 14, il n'a jamais repris le dessus. C'était quelqu'un qui n'avait
aucune idée de ses responsabilités. En l'espace de 9 ans, il
avait fait 8 enfants (dont 4 sont morts en bas âge)... mais il n'arrivait
pas à subvenir à leurs besoins. Et il n'était jamais
là, en plus.
Il avait été secrétaire d'un Suédois qui fabriquait
du papier pour les billets de banque, ce qui l'amenait à voyager beaucoup.
Dès la fin de ses études, il avait mené une vie très
aisée. En plus de ça, il était certainement paresseux.
Ayant voyagé presque dans le monde entier, il avait des amis partout,
il était très charmant et parlait cinq langues. Chaque fois
que ses amis venaient à Paris, ils disaient « nous allons voir
Wallace » - il s'appelait Wallace, mon père. Il partait à
onze heures du matin et rentrait tard dans la nuit, à deux heures
et puis c'est tout, on ne le voyait pas davantage. Et nous, comment est-ce
qu'on mangeait ?
C'est moi qui allais dans le bar où il se tenait, pour recevoir 20
Francs par jour. Il nous donnait ça par l'intermédiaire du
barman qui me faisait cadeau d'une boîte de biscuits en même
temps. Ou alors, il fallait que j'aille chez un de ses amis qui vivait de
l'autre côté de la Seine - on habitait rue Vignon,
c'est-à-dire derrière la Madeleine... Je vous dis ça
simplement pour vous donner une idée de ce qui m'a permis de me battre
dans la vie. D'abord, je téléphonais depuis l'hôtel en
face de chez nous pour savoir si je pouvais y aller. Cet ami habitait à
côté de l'Institut de France, quai Visconti. De la rue Vignon,
je traversais tous les jardins des Tuileries pour aller chez lui, afin qu'il
me donne l'argent dont j'avais besoin pour aller faire les courses du
déjeuner...
Quand maman est revenue de l'hôpital britannique, après la naissance
de Mimi - la seule de nous quatre à être née à
l'hôpital - elle n'a rien trouvé à manger à la
maison. Elle a essayé de nourrir elle-même la petite, jusqu'à
ce que sa peau devienne complètement à vif sous les bras et
sous les seins, parce qu'elle ne pouvait plus. Moi, j'allais demander au
pharmacien qu'il nous donne une farine spéciale pour faire les biberons.
Et puis, un jour, il a dit « écoutez, ça fait trop longtemps
que vous ne payez pas, je ne peux pas... » - il a refusé. On
s'est fait engueuler par le boulanger du coin parce qu'on n'avait pas payé
le pain depuis je ne sais pas combien de temps, tout ça en pleine
rue, alors qu'on rentrait...
J'allais, avant quatre heures, quand le marché s'ouvrait, fouiller
dans un sac où un marchand mettait les pommes de terre un peu pourries,
pour trier les moins mauvaises. Depuis, je ne supporte pas les trucs qui
collent ou qui ne sont pas frais. Je ne peux pas y toucher, et ça
me vient de là.
Extrait du livre
« Pauline » - Copyright
les Editions "Par exemple" - Pour tous renseignements :
e-mail H.Larroque
visites depuis le
25/12/97